NIETZSCHE. Le travail

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EXPLICATION DU TEXTE DE NIETZSCHE
(extrait de « Humain trop humain » §611 ; tome I)

Introduction :
On entend par travail, l’activité de transformation de la nature, à l’aide d’outils et de machines en vue de satisfaire les besoins . On distingue besoins innés ou naturels et besoins acquis ou culturels. Les premiers sont universels, les seconds sont variables d’un groupe humain à un autre. Si, à l’origine du travail, l’on doit poser les besoins du corps et une nature plus ou moins avare de ses dons; très vite, la lutte de l’homme avec elle crée des biens en quantité indéfinie. Acquérir ces biens demande du travail ; mais, alors on n’en finit jamais de travailler et c’est ainsi que le travail devient lui-même un besoin qu’il faut alors apaiser. Pourtant, le travail est tellement pénible pour les hommes, qu’ils l’ont perçu soit comme une entrave à la liberté dont il fallait s’affranchir, dussent-ils pour cela asservir d’autres hommes, soit comme un châtiment divin auquel il fallait bien que les hommes pêcheurs se résignassent. Par le travail, n’est-il pas possible de se réaliser pleinement et de combler ainsi le désir d’être heureux ?
Pour Nietzsche, nous sommes moins esclaves du travail que du besoin de travailler. C’est pourquoi nous faisons l’expérience de l’ennui que nous tentons d’éviter par le jeu ou un surcroît de travail. Mais le jeu qui nous délasse de l’effort du travail devient absurde lorsqu il est un but en lui-même; parce qu’il ne donne pas à notre vie le sens que nous cherchons ni ce bonheur durable qui accompagne toute activité créatrice .
Les articulations de ce petit texte, au contenu très dense, extrait du §162 d’Humain,trop humain tome I sont les suivantes : Nietzsche montre comment le travail, qui nous affranchit de la contrainte de nos besoins, devient lui-même un nouveau besoin ressenti par une impression d’ennui quand on ne travaille plus (lignes 1 à 9) ce besoin peut alors être apaisé ou bien par un travail sur- productif ou bien par un travail improductif : le jeu (lignes 9 à 13). Mais au-delà du jeu, il nous invite à considérer le bonheur dont jouissent les individus créateurs: artistes et philosophes( lignes 13 à 18 ).

Explication : Si l’homme travaille c’est qu’il y est contraint par ses besoins. Il faut donc, pour vivre, consommer et pour consommer travailler, c’est-à-dire produire des biens qu’il faut constamment remplacer, sitôt détruits.
Si le besoin est à l’origine du travail, la renaissance du besoin est à l’origine de l’habitude du travail ; comme l’habitude du travail est à l’origine de l’ennui quand il vient à s’interrompre . L’ennui est ainsi la traduction du besoin de travailler.
En conséquence, le travail, activité de transformation de la nature en vue de la satisfaction des besoins, devient lui-même un nouveau besoin (adventice = ajouté) ressenti dans les moments d’inactivité (pauses) par une impression de vide (ennui) que l’habitude de travailler ou la frustration des besoins ont rendu sensible. Plus l’habitude de travailler est forte, plus la frustration des besoins a été grande, plus vif sera le besoin de travailler
.

Transition :
Comment l’homme parvient-il à assouvir ce nouveau besoin ? Si les produits réalisés par le travail ont assouvi les besoins humains, quels produits vont satisfaire le besoin du travail ou plutôt quelles activités vont satisfaire ce besoin?
Pour combler l’ennui, l’homme s’impose :
- soit un surcroît de travail, l’ennui apparaît alors être au besoin de travail ce que la faim ou la soif sont au besoin de manger et de boire : une impression de manque. Ressentir de l’ennui c’est ressentir un manque : celui du travail que l’habitude de travailler à fait naître. Pour combler ce manque, écrit NIETZSCHE, on travaille au-delà du nécessaire.
-soit l’activité du jeu. Notons ici la définition paradoxale que NIETZSCHE en donne : « travail qui ne doit apaiser aucun autre besoin que celui du travail en général ».
D’ordinaire, on entend par jeu : une activité désintéressée, gratuite dont la motivation principale est le plaisir qu’on y trouve. Mais le jeu, pour NIETZSCHE est une activité aussi besogneuse que le travail puisque, comme lui, il satisfait un besoin. Bien entendu, il est autre chose que surcroît de travail mais son but est le même, ce n’est pas un travail productif, c’est un travail improductif. C’est pourquoi il n’est pas aussi paradoxal de le définir comme travail.
Ce que le travail est au besoin, le jeu l’est au travail. Le travail nous libère du besoin en ce qu’il produit les moyens de l’assouvir; mais, la vie est ainsi faite qu’elle renouvelle sans-cesse le besoin et fait donc du travail un nouveau besoin. Il faut alors inventer le jeu pour se libérer du besoin du travail c’est-à-dire de l’ennui.
Ce que NIETZSCHE, ici, suggère c’est que l’ennui n’est pas une disposition fondamentale de l’existence humaine comme le croit PASCAL dans les « Pensées ».(ce que nous allons voir prochainement. C’est parce que l’homme passe du temps à travailler que le temps sans travail devient ennuyeux et doit être occupé soit par le jeu, soit par un excédent de travail. L’homme ne travaille donc pas parce qu’il s’ennuie mais au contraire s’ennuie parce qu’il travaille.
Le travail libère du besoin, le jeu libère de l’habitude du travail. Peut-on être libéré du jeu ? Par quoi le peut-on ? Et pourquoi le veut-on ?
Il y a plusieurs figures du joueur :
-celui qui joue avec les sentiments et qui cherche dans la conquête le plaisir suprême . C’est la figure de DOM-JUAN dont on connaît l’angoisse et l’issue
-celui qui mise toute sa fortune sur l’improbable hasard de la bonne combinaison .C’est le joueur proprement dit
-celui qui regarde toutes choses d’un œil amusé sans s’engager dans le sérieux de l’existence : le dilettante guetté par la lassitude et le dégoût. Quand, en effet, travailler n’est plus nécessaire, le jeu n’a plus le même goût. On se lasse du jeu quand le jeu ne s’oppose plus au travail.

Transition :
C’est pourquoi naît le désir d’un troisième état qui remplace le jeu par une activité supérieure. C’est l’art et la philosophie qui nous libèrent du jeu. Ils sont au jeu ce que le jeu est au travail. Mais veut-on encore accéder à un autre état ?
De même que l’homme, rivé au travail, par le besoin, peut désirer ne pas travailler, de même l’homme rivé au jeu par l’oisiveté peut désirer autre chose que le jeu et autre chose que le travail. C’est que le travail comme le jeu sont imposés à l’homme par la vie. Or, l’homme ne se sent vraiment homme et ne voit ses aspirations réalisées que s’il impose, lui-même, à la vie, ses propres buts.
L’art est une activité libre et désintéressée et l’artiste qui s’y consacre est un homme qui possède une énergie grâce à laquelle il crée des œuvres qui ne servent à rien d’utile socialement mais qui expriment puissamment son individualité originale et communiquent l‘émotion esthétique à ceux qui les approchent et savent les apprécier. La philosophie est également une activité libre et désintéressée. Le philosophe est un homme qui voit, avec lucidité, le tragique de l’existence et qui, cependant, accepte le monde tel qu’il est, prenant plaisir à exercer librement sa pensée.
L’art comme la philosophie sont des activités proprement humaines. Elles ont, avec le travail, ceci de commun : le sérieux, la patience, l’effort, la peine; mais elles ont, avec le jeu, ce côté libre et désintéressé qui stimulent les dispositions créatrices de l’esprit, procurant un plaisir profond et intense qu’on peut bien nommer avec Nietzsche, bonheur .
Ainsi, l’humanité se distribue :
- en hommes besogneux, à la lourde démarche, qui répètent inlassablement les gestes commandés par les besoins
- en hommes oisifs plus libres que les premiers mais encore insatisfaits de leur état, désirant et rêvant autre chose
- en philosophes et en artistes qui s’imposent à eux-mêmes une sévère discipline en vue de la réalisation d’œuvres au contenu spirituel : l’art et la philosophie.
L’art, qui embellit la vie, peut donner l’intuition heureuse d’une existence plus libre et plus belle.
Les penseurs présentent dans les œuvres philosophiques une Vérité souvent dangereuse mais conquise contre les banalités et la facilité de bavardage quotidien qui délivre les hommes des illusions et des mensonges que leur esprit engendre spontanément et par lesquels ils obscurcissent l’éclat du vrai.
Ce n’est ni dans le travail ni dans le jeu que les hommes réalisent leur aspiration à la liberté et au bonheur, c’est dans l’art et la philosophie.
NIETZSCHE use à la fin du texte de métaphores destinées à nous faire voir dans l’art et la philosophie un état supérieur d’élévation qui est le régime le plus achevé de l’existence humaine :
- « marcher » correspond à l’état le moins libre du corps : celui de son asservissement à la tyrannie du travail
- « danser» c’est l’état d’un corps qui s’est affranchi de cette tyrannie. Il correspond à l’état du jeu mais au-dessus de la danse existe un état aérien où le corps affranchi de la gravité terrestre plane dans un mouvement bienheureux et paisible.


Evaluation critique du texte
:
1) l’analyse de l’auteur ne nous permet-elle pas de mieux comprendre notre présent ?
Vivre c’est consommer et consommer c’est détruire les biens produits par le travail. Plus l’on consomme et plus le travail augmente. On peut donc s’interroger sur le sens d’une existence tout entière conditionnée par la publicité et l’achat des derniers produits du marché. Vivre pour travailler afin de consommer n’a guère de sens. Nous sommes donc amenés à nous interroger sur les valeurs que nos sociétés dites de consommation reconnaissent exclusivement : le travail, l’argent, le bien-être matériel. Ne sont-ils pas seulement des moyens en vue du bonheur et de la liberté ?

2) une objection : l’habitude du travail, écrit NIETZSCHE, naît de la renaissance continuelle du besoin. Or, il serait plus juste de dire que ce qui nous lie au travail, ce qui fait que le travail est un besoin nouveau en nous, c’est la tentation d’acquérir les produits du travail qui ne sont pas strictement nécessaires mais qui nous semblent tels. Car en transformant la nature, l’homme multiplie les richesses, en multipliant les richesses, l’homme acquiert de nouveaux besoins et se transforme en même temps. Le travail est donc facteur de progrès mais l’auteur ne peut pas, étant donné la perspective qu’il a choisie, le reconnaître.
3) discussion de la thèse de l’auteur
: ( cf :cours sur le travail )
NIETZSCHE dans ce texte, renouvelle, avec quelques variantes, la façon grecque de penser et de distinguer différents modes de vie. Pour les Grecs de l’époque classique, l’homme n’est homme que s’il s’affranchit de la sphère purement animale des besoins et de leurs satisfaction et se réalise dans des activités dignes d’un homme libre c’est-à-dire du citoyen. Les Grecs ont, en effet, distingué : le travail, l’œuvre, l’action, le loisir :
- le travail : c’est la tâche répétitive que pouvait faire aussi bien la machine, l’animal, que l’homme
- l’œuvre: c’est la production (poiesis) de quelque chose qui est extérieur à l’agent ( un objet,une œuvre) et qui est l’actualisation ou plutôt, l’acte qui achève ce qui n’était qu’en puissance.
- l’action : traduit le mot grec « praxis » désignant ce qui ne vaut pas par son résultat ; mais vaut en soi-même. La morale et la politique sont les domaines privilégiés de l’ « action »qui vise l’excellence des paroles et des actes.
- enfin le loisir (scholè = école) ou contemplation théorique, c’est-à-dire, l’activité désintéressée de connaissance.

Ce n’est que dans l’action et le loisir que l’homme est vraiment homme. Dans le domaine public, l’homme peut s’illustrer par la parole et les actes et obtenir le respect et les honneurs de ses pairs. Quant au loisir, il est la condition par laquelle l’homme peut s’élever vers la saisie de l’ordre qui règle la nature.
Dans une société où le développement technique est rudimentaire, où la force motrice c’est le muscle animal ou humain, si l’on croit que l’homme n’est libre qu’à condition de s’affranchir de l’entrave du travail, on justifie une institution inhumaine : l’esclavage, c’est-à-dire l’inégalité des hommes.Dans le texte, on peut s’interroger sur les conditions qui permettent de se mettre à l’écart de la nécessité de travailler. Si certains hommes sont oisifs c’est que d’autres ne le sont pas. Encore moins nombreux sont les artistes et les philosophes. Une humanité accomplie voudrait que tous les hommes soient des artistes ou des philosophes. Mais c’est sans doute un rêve. Par contre, que chacun trouve dans le travail les moyens d’exprimer ses goûts, ses compétences et sa personnalité, qu’il se sente à la fois libre , devrait être suffisant pour une vie réussie.

 

 


 

 

 

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